Tiémoko Assalé, à propos de la condamnation des journalistes pro-Gbagbo : « on n’est pas sorti de l’auberge »

Le journaliste et maire de Tiassalé, Tiémoko Assalé, analyse la condamnation des deux confrères du quotidien Le Temps pour diffamation.

Deux confrères du quotidien Le Temps ont été condamnés, suivant une procédure de flagrant délit, à 5 millions d'amende chacun, à la suite d'un article jugé d'opinion par le parquet et qualifiant l'Etat de Côte d'Ivoire, « d'Etat voyou ».

La différence entre un article d'opinion et un article d'enquête, c'est que dans le premier cas, on ne peut pas rapporter des preuves matérielles de l'affirmation puisqu'il s'agit de jugement personnel sur la base de faisceaux d'actualité, fait dans un journal de combat, un journal d'opinion. Et par conséquent, en cas de procès, on est à la merci de la compréhension du parquet et de la cour.

Dans le deuxième cas, les écrits sont basés sur des faits matériels soutenus par une documentation incontestable. Par exemple, hier, l'éléphant déchaîné a affirmé à sa Une que « arrêté par le CCDO, Tanoh Koffi B. a disparu ».

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Cette affirmation en grande « Une » n'est pas un jugement personnel mais basé sur des faits matériels démontrés par une abondante documentation. Par conséquent, il sera difficile à un procureur de poursuivre l'auteur de cet article et de remettre en cause les preuves qui l'accompagnent.

Ce qu'il faut retenir de cette condamnation pécuniaire contre les deux confrères, c'est que malgré la totale dépénalisation des délits de presse, l'interdiction de la garde à vue pour les journalistes, l'interdiction de leur incarcération dans une prison pour un délit de presse qui ne tombe pas dans les exceptions prévues par la loi de décembre 2017 sur le régime juridique de la presse en Côte d'Ivoire, la tentation, de la part du parquet, de museler les journalistes et les entreprises de presse qui les emploient, reste toujours grande.

Les deux confrères, si nous étions encore sous l'empire de la loi de 2004, auraient été gardés à vue pendant quelques jours, puis transférés à la , quand bien même cette loi excluait la peine de prison en cas de culpabilité, et jugés au bout de 15 jours, avant d'être libérés. Le parquet, avant la loi de décembre 2017, avait toujours considéré que la détention préventive n'était pas une peine d'emprisonnement.

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Souvenons-nous de la garde à vue suivie de l'incarcération de Nanankoua Gnamanteh, pendant deux semaines, après son article « Ali Baba et les 40 voleurs », en mars 2009. Avant d'être libéré après jugement.

Souvenons-nous de la garde à vue suivie de l'incarcération de Stéphane Guede, Saint Claver Oula et Théophile Kouamouo, pendant deux semaines, à la MACA, avant d'être libérés après jugement, en juillet 2010, pour avoir sorti un dossier fumant sur les horribles vols dans la filière café cacao.

Souvenons-nous de la garde à vue suivie de l'incarcération de César Etou, Didier Depri et Boga Sivori, tous de , pendant deux semaines, à la MACA, avant d'être libérés après jugement, en novembre 2011.

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Souvenons-nous en février 2017 de l'arrestation et de la garde à vue de six journalistes, Vamara Coulibaly, Hamad ou Zio et un correspondant tous de , Bamba Franck Mamadou de Notre Voie, Yacouba Gbane et Ferdinand Bailly de Le Temps. Ces confrères ont eu plus de chance, ils n'ont pas été déférés et écroués à la MACA.

Chaque fois, le parquet avait trouvé le moyen de violer la loi sur la presse, pour les garder à vue d'abord, les journalistes, et ensuite, les incarcérer à la MACA pendant deux semaines.

Aujourd'hui, avec la nouvelle loi de décembre 2017, le parquet, qui ne pouvait plus les garder à vue ni les conduire à la MACA, s'est arrangé avec un empressement et une célérité qui font presqu'envie, pour présenter Yacouba Gbane et Barthélémy Tenin, devant un tribunal, lequel, promptement, les a condamnés à de lourdes amendes pour un écrit jugé diffamatoire, c'est-à-dire non étayé par des preuves matérielles et donc adossé uniquement sur la mauvaise foi ainsi qu'est définie la diffamation.

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Pas de prison donc pour les confrères qui sont pour ainsi dire les premiers à expérimenter la nouvelle loi, mais toujours l'épée de l'asphyxie financière, sur la tête des entreprises de presse. Cinq millions d'amende pour chaque journaliste, cela fait dix millions à supporter par l'entreprise qui les emploie. Par ces temps de faillite totale de la presse papier dans notre pays, c'est le meilleur moyen pour faire disparaître un journal. En 2009, dans l'affaire « Ali Baba et les 40 voleurs », le journaliste Nanankoua Gnamanteh avait été condamné à une amende de 40 millions. Le journal dans lequel il avait publié l'article, « Le Repère », a préféré se retirer du marché et n'est plus revenu.

En , s'ouvre cette semaine, le procès en diffamation que le Groupe Bolloré fait à mon confrère, Jean-Baptiste Naudet, du journal « Le Nouvel Observateur », pour un article publié sur l'attribution en 2013 en Côte d'Ivoire, au Groupe Bolloré, du deuxième Terminal à Conteneurs du Port d'.

En décembre 2013, j'avais travaillé avec Jean Baptiste Naudet, sur cette affaire qui avait fait l'objet de trois publications dans l'Eléphant déchaîné et d'ailleurs l'Eléphant déchaîné est cité dans l'article incriminé publié dans Le Nouvel Observateur. Mais Bolloré a choisi sa cible…même si je témoigne dans ce procès par « attestation judiciaire ».

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En France, les procès en diffamation contre des journalistes se terminent rarement par des condamnations mais les entreprises de presse provisionnent chaque année de l'argent pour faire face à des condamnations pécuniaires comme ce fut le cas de Mediapart.

Ici, comme en France, les journalistes ne souffriront plus ni de gardes à vue ni d'emprisonnement. Mais si les médias français peuvent faire face et survivre à des condamnations financières, ici, une pluie de condamnations financières suivie d'exécution forcée, signifierait la disparition des journaux.

On n'est pas sorti de l'auberge, si cette arme est mise en œuvre. Il n'empêche, la loi de décembre 2017 est quand même et malgré tout, une belle avancée démocratique.

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Written by Assalé Tiemoko

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