Vague de suicide en Côte d’Ivoire: Michel Gbagbo, maître de conférences en psychopathologie sociale, explique

Interview dans le journal Le Temps du 23 janvier 2023, Michel Gbagbo, maître de conférences en psychopathologie sociale, explique la vague de suicide en Côte d'Ivoire.

Quelles explications donnez-vous aux suicides constatés en milieu scolaire et universitaire ?

Il y a les causes ordinaires. Le suicide est souvent présenté comme la deuxième cause de décès chez les adolescents, après les accidents routiers. Les filles sont plus nombreuses à passer à l'acte, mais leur mode opératoire (intoxication médicamenteuse, mutilations), produit des effets moins radicaux que celui des garçons (pendaisons, armes à feu, noyades), comme on a pu le voir récemment. Parmi ces adolescents, les homosexuel(le)s font plus de tentative de suicide que les hétérosexuel(le)s. La cause habituellement invoquée ici est le vécu adolescent lui-même. L'adolescence (délicate transition entre l'enfance et l'âge adulte) s'accompagne d'une volonté d'individuation (désir d'émancipation) que contrecarrent les pressions familiales et scolaires ; d'expériences nouvelles en matière amoureuse et sexuelle suivies d'échecs retentissants ; de transformations corporelles parfois en déphasage avec la maturité psychologique ; de remise en cause de l'autorité parentale en même temps que d'une peur de se voir abandonné ; de doutes sur l'identité sexuelle ; du sentiment d'être incompris ; de confusion mentale ; de baisse de l'estime de soi… Face à ces bouleversements et inquiétudes, le jeune peut se sentir coupé de ses repères habituels (famille et pairs), marginalisé, inadapté. Il plonge alors dans le suicide à la fois pour fuir ce réel complexe et pour lancer un appel de détresse. En réalité, il souhaite être sauvé.

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Est-ce les seules causes ?

Nous avons aussi les causes particulières. La seconde situation pouvant pousser des adolescents à envisager le suicide survient lorsque ceux-ci sont confrontés à des scenarii tragiques et durables face auxquels ils sont impuissants. Avec les recompositions familiales nombreuses, l'exode rural, la détresse sociale, la surpopulation et la paupérisation de certains quartiers, le manque de perspective, la clochardisation des services sociaux ou l'absence des services de l'état, et au vu de l'inversion des valeurs, on peut craindre des situations tragiques. On peut se référer à la situation du père toxicomane et alcoolique qui bat son épouse, de même qu'aux abus physiques et/ou sexuels subis, ou encore aux chantages qui accompagnent les scènes d'inceste, ou même également aux décès brusques d'un proche aimé ou aux disparitions inexpliquées de parents. La ville africaine favorise en effet l'anonymat et bon nombre de situations complexes sont simplement ignorées alors mêmes que porteuses de traumatismes. Hormis ces situations extrêmes, la violence psychologique et perverse est aussi un levier identifiable, à cause de la difficulté qu'à l'enfant à gérer les émotions négatives. Ainsi, l'acte de déménager et de l'éloigner de ses repères (exode rural) ; de se remarier ou de l'exposer à la méchanceté d'une marâtre ; de le mettre en confrontation avec une fratrie hostile dans un foyer recomposé ; de lui montrer du désintérêt (paternel), participe à sa déstructuration. De même, être victime d'un rabaissement systématique ou de rejet du fait d'un handicap peuvent conduire à douter de la valeur de la vie. La mort est alors le moyen idéal d'échapper aux autres (‘'L'enfer, c'est les autres !''). En réalité, c'est la famille qui aura allumé une bouilloire d'émotions négatives et l'aura renversée sur l'enfant. Ce dernier, ‘'ébouillanté'' par la famille, éruptif, perçoit faussement le suicide comme un acte de bravoure, d'émancipation, de contrôle, alors qu'il s'agit peut-être justement d'une fin recherchée. Le suicide signifie en ce cas le triomphe du groupe sur le jeune.

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Que dire du suicide, de la drogue et la dépression ?

Chez les cyclothymiques, (ou bipolaires), le lien entre suicide et dépression est évident. Cependant, la consultation psychiatrique étant rare, d'où une certaine absence de diagnostics, on ne sait donc pas toujours si le suicide est lié à une dépression ou non. Surtout que les signes de cette maladie peuvent être confondus avec la ‘'crise d'adolescence''. La prudence s'impose donc chez les parents. Ils doivent contrôler avec rigueur l'accès de leurs enfants aux substances psychoactives licites (alcool) et illicites (drogues), produits dont la consommation semble décomplexée en Côte d'Ivoire et qui, sur un terrain dépressif, augmentent dangereusement le risque de violence et de suicide. La banalisation de la circulation des armes à feu, de la conduite automobile et motorisée et de l'accès aux stupéfiants peut ainsi créer des conditions très favorables au suicide des adolescents.

Le bon sens

Le suicide du jeune est le résultat d'un processus. Avant qu'il ne survienne, des signaux apparaissent. Les parents, même occupés à rechercher de quoi subvenir aux besoins familiaux, même affaiblis dans leur autorité légitime comme on le constate trop souvent, ne doivent pas oublier que nous sortons d'une grave crise politico-militaire dont les répercussions psychologiques sur les jeunes n'ont pas été suffisamment évaluées. Les parents donc doivent user de leur bon sens pour détecter à temps les signaux révélateurs. Tout concéder à son enfant n'est pas une preuve d'amour. Et tout ignorer de lui est également le plus sûr moyen de l'abandonner sur le chemin de la perdition. L'enfant, longtemps chéri en Afrique, doit être protégé contre lui-même. Le manque d'énergie, mais aussi une hyperactivité anormale, les yeux rougis, la fuite du regard, mais aussi une hypersensibilité aux critiques, les sorties nocturnes solitaires, le repli sur soi, les fugues, le manque de communication avec les autres et le refus de se confier, la mélancolie, les réactions violentes, la rébellion contre l'autorité, la consommation de produits toxiques, le désintérêt pour la famille et les amis, l'école buissonnière, la négligence corporelle et vestimentaire, les troubles alimentaires et du sommeil, … constituent des exemples de signaux d'alarme. Les parents sont tenus de les prendre au sérieux et d'échanger avec leur enfant, afin d'en identifier la cause, avant qu'il ne soit trop tard.

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Que peut-on retenir ?

Il y'aurait en définitive dans ces actes graves une conjugaison de facteurs biologiques, familiaux, psychologiques et sociaux. Il faudrait, peut être également, interroger d'autres aspects de notre vie en société. Au plan systémique. Si certains jeunes, élèves ou étudiants, confrontés à des difficultés existentielles ou relationnelles, adoptent des comportements auto-agressifs graves, il faut garder à l'esprit que la famille, cellule de base de l'organisation sociale, vit comme un système électrique ; l'enfant suicidant, tel un fusible qui saute, nous indique clairement que c'est le système familial lui-même qui connaitrait une surtension en Côte d'Ivoire et qui devrait être investigué. Au plan écologique. Le caractère répandu de ces méfaits, selon ce que rapportent les médias, laisse supposer à l'existence d'une difficulté d'adaptation entre les fins et les moyens dans la société ivoirienne. Le modèle moral de réussite officiellement proposé pour atteindre l'ascension sociale verticale ne correspond nullement peut-être à la réalité des faits (corruption, clientélisme, prévarication). Des jeunes sont perdus. Ecartelés. Désespérés, ils préfèrent s'en aller. Au plan social. L'on aura besoin, en Côte d'Ivoire, d'un Etat ‘'qualitatif'', solidaire, et d'un système adéquat de prise en charge des jeunes vulnérables, plus que d'un Etat quantitatif, semblant réservé à une élite et seulement préoccupé d'agrégats. Il faudrait alors entendre, par ces actes intemporels de désespoir, un appel à la restauration et au besoin de survivance des valeurs africaines et universelles de démocratie et de respect de la vie humaine.

Written by YECLO.com

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