Après avoir dénoncé un « recul démocratique de 70 ans », suite à la prise d'une ordonnance présidentielle relative au nouveau Sénat, le journaliste-écrivain et analyste politique André Silver Konan démonte les explications peu convaincantes d'un gouvernement frappé par « l'autisme ». Une réponse au porte-parole du gouvernement, le ministre Bruno Nabagné Koné, qui avait rétorqué à tous ceux qui avaient dénoncé le caractère illégal de cette ordonnance. Ci-dessous le décryptage de ASK.
Le gouvernement ivoirien, par la voix de son porte-parole, le ministre Bruno Nabagné Koné a répondu aux opposants et aux intellectuels qui dénoncent le caractère illégal de l'ordonnance du Président Alassane Ouattara, qui a créé le Sénat. A mon avis (et je peux me tromper), ce sont des explications peu convaincants d'un gouvernement qui commence à devenir autiste.
Selon Bruno Nabagné Koné, « Il n'y a absolument pas eu de violation de la Constitution. Ce que nous entendons, c'est qu'il aurait fallu qu'il y ait une loi organique pour la mise en place du Sénat. L'Assemblée nationale actuelle peut difficilement prendre une loi organique pour la mise en place du Sénat, qui est l'autre Chambre du parlement. Donc les textes qui ont été pris, c'est pour l'installation du Sénat ».
Nouveau Sénat : Explications peu convaincantes
Mon commentaire : en quoi l'Assemblée nationale actuelle est incompétente à prendre une loi organique ? J'aimerais bien qu'on m'explique. Qu'est-ce qu'elle a de si illégitime subitement, pour qu'elle ne puisse plus prendre de loi organique ? Pour que nul ne l'ignore, une loi organique est une loi relative à l'organisation et au fonctionnement des institutions publiques. Aussi simple que ça.
Je l'ai souvent dit, des Ivoiriens oublient rapidement. Et certains politiciens profitent de cela pour les narguer. Dois-je rappeler que notre Assemblée nationale n'est pas à l'adoption de sa première loi organique ? En guise d'exemples, le 7 juillet 2015, cette même Assemblée nationale a adopté la loi organique déterminant les attributions, la composition, l'organisation et le fonctionnement de la Cour des comptes.
Le 22 juillet 2016, c'est après une loi organique qui a été votée à l'Assemblée nationale, fixant « organisation du référendum », que la nouvelle Constitution qu'on viole aujourd'hui sans ménagement, a été adoptée. D'où vient-il donc subitement qu'on dénie à l'Assemblée nationale la compétence d'adoption d'une loi organique sur le Sénat ?
Je répète : la Côte d'Ivoire est le seul pays au monde où l'Assemblée nationale est compétente pour adopter certaines lois organiques, les jours pairs et devient subitement incompétente pour adopter d'autres lois organiques, les jours impairs. Et on souhaite faire gober cette hérésie de droit aux intellectuels que nous sommes, qui sommes partis un peu à l'école ? Pardi, c'est un sacré foutage de gueule !
Bref. Lisons toujours le respectable porte-parole du gouvernement. « Le texte qui a été pris est uniquement pour organiser les élections. Maintenant pour le fonctionnement, il faut une loi organique. Quand on lit l'article 90, il s'adresse principalement à l'aspect fonctionnement du Sénat. Une fois qu'il est mis en place, nous en restons-là. Le gouvernement ne violera jamais la Constitution. C'est un engagement du chef de l'Etat quand il a été installé. Donc à aucun moment, il ne viendra en tête du président de la République ou du gouvernement de violer la Constitution de notre pays ».
Mon commentaire : Si donc une loi organique ne saurait être votée pour « organiser les élections », comment le gouvernement explique l'adoption de la loi organique fixant « organisation du référendum » ? Ce n'est pas moi qui invente l'expression « organisation du référendum », c'est l'expression utilisée, il y a deux ans, par le gouvernement lui-même.
Au demeurant, je suis bien curieux de savoir, à quel moment l'article 90 qui exige l'adoption d'une loi organique sera activée, puisque le même porte-parole du gouvernement, en même temps qu'il déclare que « pour le fonctionnement, il faut une loi organique », soutient que « le Sénat lui-même prendra un texte le régissant, c'est-à-dire un règlement intérieur, qui peut à ce moment, faire l'objet d'une loi organique. Cela fut le cas pour l'Assemblée nationale. En ayant écouté plusieurs juristes, nous pensons qu'il n'y a absolument aucune violation de la Constitution ».
La dernière fois, j'avais déclaré que je commençais à douter sérieusement de la compétence des juristes du palais présidentiel, dont on parle souvent, sans être capables de nous dire lesquels. Sont-ce ces juristes qui ont conseillé au gouvernement d'adopter dans un premier temps, « un projet de loi relatif à l'élection des sénateurs », lors du dernier conseil des ministres de l'année 2017, à Yamoussoukro, le 20 décembre, pour le transformer dans un second temps, en ordonnance présidentielle ?
Que ces juristes viennent donc nous expliquer sur quelle loi d'habilitation le Président s'est appuyé, pour prendre cette ordonnance à caractère politique, puisque la seule loi d'habilitation récente que je connaisse (sauf erreur de ma part) est relative au programme économique du gouvernement ?
A lire : « Nouveau sénat ivoirien : un recul démocratique de 70 ans ! » (Par ASK)
Bon sang, mais quelle démocratie sommes-nous en train de chercher à construire ? Dans quel pays, au 21è siècle, un simple règlement intérieur ferait l'objet d'une loi organique ? Pour rappel, le règlement intérieur actuel de l'Assemblée nationale a été adopté le 1er juin 2006, non à travers une loi organique, comme on tente de nous le faire croire, mais par une résolution. C'est écrit noir sur blanc, sur le papier, je n'invente rien. Tout le monde peut le voir sur le site Internet de l'Assemblée nationale.
Je l'avais déjà dit, je le répète : il est vraiment important que nous nous déterminions tous relativement à ce que nous voulons (de bien) pour ce pays. Allons-nous continuer à avancer par de petits arrangements avec les textes ou voulons-nous vraiment construire une démocratie ? Le gouvernement est surpris par les critiques contre lui, en dépit du bon bilan (du reste indéniable) macroéconomique. Mais la macroéconomie elle seule ne fait pas forcément le succès d'un gouvernement.
Ignorer royalement les critiques et les cris d'intellectuels et leaders d'opinion dépités, mépriser les appels au renforcement de notre démocratie, s'obstiner à ne pas opérer de réformes (l'exemple le plus révoltant est celui du maintien de Youssouf Bakayoko à la tête de la CEI) c'est être frappé d'autisme et se complaire dans cet état.
Qu'est-ce qu'on perdait, dans le cas de la mise en place du Sénat (et dans d'autres cas sur lesquels je ne reviendrai pas aujourd'hui), à faire les choses dans les règles de l'art, surtout que le même objectif aurait été atteint ? Quel visage de démocrate veut-on présenter au monde entier ? Pourquoi veut-on forcément qu'on retienne une image négative de nous, à deux ans de la fin constitutionnelle du mandat présidentiel ? L'art de faire compliqué ce qui est simple. Ce pays va vraiment continuer à étonner le monde…
André Silver Konan